Individualisme et asocialisation (1) : deux films, deux angles. « Respire » et « Tu te souviendras de moi ».
Societas Criticus, revue de critique sociale et politique, Vol. 25-02, Essai : www.societascriticus.com
Michel Handfield, M.Sc. sociologie (2023-03-10)
Deux films m'ont particulièrement frappé au Rendez-Vous Québec Cinéma (RVQC) et expliquent les problèmes sociaux actuels sous deux angles différents.
L'un, « Respire », par une plongée dans un milieu socioéconomiquement défavorisé et l'autre, « Tu te souviendras de moi », par les réflexions d'un vieux professeur d'histoire qui souffre d'Alzheimer.
Dans les deux cas, on peut voir une perte du contact social aux autres : l’asocialisation ! Chacun est de plus en plus dans sa bulle, avec son téléphone et sur ses réseaux sociaux, en perte de contact avec ce qui l'entoure. Comme pour l'Alzheimer ! Sans plus tarder, voici donc ces deux textes.
Note
Le mot asocial est dans les dictionnaires. Asocialisation m’apparaît beaucoup plus rare, mais je trouvais que c’était le mot qui convenait ici. Je l’ai néanmoins trouvé dans un dictionnaire en ligne pour écrire l’esprit libre : https://www.cordial.fr/dictionnaire/definition/asocialisation.php
Respire (RVQC)
D.I., Delinkan Intellectuel, revue d'actualité et de culture, Vol. 25-02 : www.societascriticus.com
2022 / Fiction / 90 min / Québec / français
SYNOPSIS
Fouad est un jeune immigrant marocain de 15 ans, qui rêve de devenir joueur de soccer. Son père, Atif, travaille dans un restaurant du quartier, en attendant de trouver un emploi à la hauteur de ses compétences d’ingénieur. Fouad fréquente une école secondaire où il a de la difficulté à faire sa place et subit de l’intimidation. Max, 27 ans, est ce qu’on peut appeler un Québécois « de souche ». Il habite le même quartier populaire que Fouad et vit dans le sous-sol de son père, Gilles. Malgré ses efforts, il peine à maintenir une relation amoureuse et un emploi décent. Les deux jeunes hommes vivent une existence humiliante, pleine de frustration, qui les pousse insidieusement vers la violence. Leur destin les mènera l’un face à l’autre, dans une situation dont personne ne sortira indemne.
RÉALISATION ONUR KARAMAN
Né en Turquie, Onur Karaman séjourne tout jeune en Algérie puis retourne dans son pays natal. Il s’installe au Québec avec sa famille à l’âge de huit ans. Très impliqué dans les sports durant son adolescence, il se découvre au début de l’âge adulte une passion pour l’écriture et le cinéma et il décide de retourner à l’école. Après avoir réalisé plusieurs courts métrages, il signe les longs métrages LA FERME DES HUMAINS, suivi de LÀ OÙ ATILLA PASSE et LE COUPABLE. RESPIRE est son quatrième et plus récent long métrage qu’il complète à titre de réalisateur, scénariste et producteur. Il est actuellement en postproduction pour son premier film d’horreur en anglais intitulé EMPTINESS.
INTERPRÉTATION
AMEDAMINE OUERGHI, FRÉDÉRIC LEMAY
ÉQUIPE
Production : UGO MEDIA
Distribution : K-FILMS AMÉRIQUE
https://rendez-vous.quebeccinema.ca/films/respire
Commentaires de Michel Handfield, M.Sc. sociologie (2023-03-10)
D’abord, un échange entre Max et sa mère, que l’on voit peu dans ce film, car il m’apparaît être un regard important sur notre époque :
Mère : je voulais changer le monde et j’ai écrit des livres pour inspirer les générations à venir.
Max : Ça ne sert à rien les livres. Ceux qui vont les lire pensent déjà comme toi. Les autres ne les liront pas.
Bref, les livres, comme les médias, sont maintenant intégrés aux chambres d’écho des réseaux sociaux, car on choisit ses médias et ses lectures en fonctions de nos réseaux d’appartenances. Les mêmes discours se copient, se citent et se partagent d’une plateforme à l’autre, que ce soit l’internet, la TV, la radio, les journaux et même les livres qui viendront renforcer et crédibiliser les messages précédents.
C’est comme s’il n’y avait plus d’espace de dialogue commun dans l’espace public, ce qui était un facteur de changement, mais que chacun pouvait rester dans son réseau sans jamais entrer en contact véritable avec ceux qui en sont à l’extérieur. Chacun peut donc se renforcer dans ses idées, si noires soient-elles. D’ailleurs, on peut être en transport en commun sans jamais échanger avec ses semblables, mais communiquer avec des groupes extrémistes d’ici ou d’ailleurs sur notre cellulaire tout en restant à l’abri des regards, de toutes questions et de tous dialogues avec nos semblables. D’ailleurs, quand arrive un drame familial ou un acte de violence dans l’espace public, personne n’a jamais rien vu venir; ni voisins ni familles. Nous sommes de plus en plus des individus connectés en réseau, mais de plus en plus déconnectés de la société, de notre milieu, de nos voisins et de nos familles. (1) Des étrangers ou des électrons libres qui se reconnaissent de moins en moins, même s’ils sont voisins ou parents.
Mais, revenons aux bases de ce film. Max travaille dans un centre d’appel. On y dit qu’on ne vend pas des produits dont le client n’a pas besoin, mais des produits dont le client ne sait pas qu’il a besoin ! En langage de la rue – et du film, qui est très collé à la réalité – c’est une belle crosse.
On peut aussi voir toute la question du racisme dans ce film, mais aussi le problème de la concurrence pour la rareté des ressources. Peu d’emplois de qualité, pauvreté du milieu (tissu social) et des services de proximité (un seul restaurant), ce qui fait que chacun, blancs comme racisés, qui sont pourtant des voisins et pas vraiment plus riches les uns que les autres, luttent souvent entre eux pour avoir de l’espace de qualité et un peu plus de ressources.
Dans ce milieu coincé, le franchiseur augmente les prix en disant qu’ils n’ont pas d’autre place à aller même si le gérant de la place (Atiff) trouve que c’est de l’abus, car ils ne sont pas riches. Alors, il lui dit en substance ces mots :
Mais, si on ne peut en tirer davantage, Atiff, préférerais-tu que je diminue ton salaire?
Tout le drame partira de là : une hausse de prix qui provoquera un excès de colère et une cascade incontrôlée s’en suivra. Ce n’est pas nécessairement la véritable cause (nous y reviendrons plus loin), mais ce sera la goutte de trop qui fera tout partir en vrille.
C’est que, d’un côté, le capitalisme sauvage et l’individualisme marchent main dans la main pour écraser ceux dont ils croient ne pas avoir besoin, ce qui me fait penser à ce passage de Malthus :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir des moyens d’existence de ses parents auxquels il peut justement les demander, et si la société ne peut utiliser son travail, cet homme n’a pas le moindre droit à la plus petite portion de nourriture, et en réalité il est de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui; la nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre cet ordre elle-même à exécution. » (2)
De l’autre, si certains plient, d’autres se révoltent. Mais, faute d’éducation et de connaissances, plusieurs s’en prennent à leurs semblables plutôt que de se regrouper et de travailler à changer les choses. C’est toute la différence entre l’action communautaire et syndicale d’une part et le racisme individuel et la violence gratuite pour régler soi-même ses comptes d’autre part.
Mais, cette violence, fait-elle l’affaire des forces politiques et économiques, même s’ils jurent que non? Voilà la question qui crève l’écran selon moi, car cette violence justifie la répression. Et les gens se tiennent alors tranquilles et ne revendiquent pas de changements.
Si elle ne faisait pas l’affaire du Pouvoir, il me semble qu’on favoriserait la rétention des élèves à l’école et la poursuite des études le plus longtemps possible; l’éducation politique et économique; le syndicalisme; l’éducation des adultes et populaire; la redistribution, par des mécanismes comme l’impôt; et l’investissement social au lieu de favoriser des baisses d’impôts qui ne favorisent vraiment que les plus nantis. Les autres ont une illusion d’en avoir plus, car ils perdent des services.
On trouverait aussi un équilibre entre l’éducation utilitariste et axée vers le travail (3), qui prend de plus en plus de place dans notre système scolaire public au détriment de connaissances générales et humanistes, qui favorisent l’exercice de la citoyenneté, et une éducation équilibrée qui soutient l’élève en difficulté et donne des chances aux plus doués même dans le système public. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, le système public orientant davantage ses élèves vers les métiers et techniques alors que ceux dont les parents peuvent les envoyer dans un programme enrichi ou au privé ont davantage de chance d’aller vers les programmes universitaires que les autres. (4) La discrimination se fait maintenant dès l’école, ce qui a de graves conséquences par la suite :
« Les enfants québécois sont systématiquement privés d’un nombre abusivement important d’outils qui leur permettraient un jour de jouer pleinement leur rôle de citoyens. Ce faisant, on réduit leur rôle à leur productivité en les cantonnant à celui de consommateurs. » (5)
Ce qu’on voit comme de la discrimination est malheureusement trop souvent une conséquence de politiques sociales et économiques qui mettent en concurrence des citoyens pour l’obtention de ressources raréfiées. On les fait se battre les uns contre les autres pour obtenir ou conserver un travail qui leur assure à peine leur subsistance. De quoi péter les plombs et voir les autres comme des concurrents ou des prédateurs menaçant le peu qu’ils ont; certainement pas comme des partenaires et des alliés pour changer les choses. De toute façon, quand on est en mode survie, on intellectualise difficilement ces choses-là. On est plutôt dans la lutte pour s’en sortir et on broie du noir.
Par contre, je ne dis pas que le racisme n’existe pas. Ainsi, Atiff, à qui on trouve toutes sortes de raisons pour ne pas l’engager comme ingénieur, est une vraie victime de racisme systémique. Le cousin de Max est raciste par manque d’éducation, je crois, ce qui est dangereux, car il peut entraîner les autres dans son délire. C’est d’ailleurs ce qui arrive avec Max, sous la pression de ses déboires économiques et de l’influence de son cousin, car avant de se tenir avec lui, il fréquentait ce restaurant et ne voyait pas ces gens d’une autre origine comme une menace. Cette violence ne serait jamais arrivée sans toute cette frustration accumulée et la toxicité de son cousin. D’ailleurs, une autre fin aurait été possible et le cinéaste nous la fait voir, car Max repasse le fil de sa vie...
En conclusion je laisse les dernières lignes au réalisateur qui nous a dit, en substance, qu’il a fait ce film parce qu’il croit que l’humain est fondamentalement bon. Et, effectivement, dans l’ensemble, je trouve que ce film a un côté rousseauiste : L'homme naît bon, c'est la société qui le corrompt. (6) Dans un milieu plus avantagé, ce drame ne serait effectivement pas arrivé. Un diagnostic de notre système est plus que nécessaire, mais un gouvernement de gestionnaires et de comptables qui refuse de voir ne serait-ce que l’ombre du racisme systémique, de la discrimination, des inégalités socio-économiques et du peu de soutient à la culture générale et aux humanités (7), ne le fera pas.
Notes
1. À ce sujet, je renvoie aussi le lecteur à mon texte Tu te souviendras de moi, un autre film vu au RVCQ, qui suit ce texte.
2. Malthus, 1803, Essai sur le principe de la population, cité par Bernard, Michel, 1997, L'utopie néolibérale, Québec : L'aut'Journal et Chaire d'études socio-économiques de l'UQAM, p. 55
3. Christian Laval, L'École saisie par l'utilitarisme, Cités, 2002/2 (n° 10), pages 63 à 74 : https://www.cairn.info/revue-cites-2002-2-page-63.htm
4. « Les chiffres calculés dans l'étude sont les suivants : 60 % des jeunes des écoles privées vont à l'université, contre 51 % de ceux des écoles publiques de type enrichi - avec des programmes renforcés en mathématiques, en sciences ou en langues, comme dans une école dite « internationale » - et 15 % de ceux en provenance des écoles publiques régulières. Un élève sur deux du public régulier arrête ses études au terme du cycle secondaire. » STÉPHANIE MARIN, La Presse Canadienne (Montréal), Peu d'élèves issus de l'école publique régulière vont à l'université, lapresse.ca, 25 mars 2019 :
5. Robert Poupart et Jean Gadbois, Alerte à la complaisance organisée et à la négligence scolaire, Le Devoir / IDÉES, 31 DÉCEMBRE 2022 ET 1ER JANVIER 2023 : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/776346/education-alerte-a-la-complaisance-organisee-et-a-la-negligence-scolaire
Le premier est professeur universitaire retraité, ex-principal et vice-chancelier de l’Université Bishops, ex-président pour le Québec et vice-président senior pour le Canada d’Electronic Data Systems (EDS). Le second est professeur retraité de philosophie au collégial (cégep Ahuntsic, collège Jean-de-Brébeuf) et d’éthique et culture religieuse au secondaire au collège Mont-Saint-Louis de Montréal.
6. On retrouve ce thème dans l’œuvre de Rousseau, notamment dans Le discours sur les sciences et les arts, mais je n’ai jamais trouvé la citation exactement comme rapportée en faisant une recherche par mots clés, car j’ai quelques livres de ce philosophe en format PDF.
7. LÉA CARRIER, Éducation. Plaidoyer pour les sciences « molles », LA PRESSE, 5 mars 2023 : https://www.lapresse.ca/contexte/2023-03-05/education/plaidoyer-pour-les-sciences-molles.php
TU TE SOUVIENDRAS DE MOI (RVQC)
D.I., Delinkan Intellectuel, revue d'actualité et de culture, Vol. 25-02 : www.societascriticus.com
2020 / Fiction / 108 min / Québec / français
SYNOPSIS
Édouard, personnalité publique et professeur d’histoire à la retraite, commence à perdre la mémoire. Habitué qu’il est à s’exprimer sur toutes les tribunes, il doit se faire plus discret même s’il estime avoir encore beaucoup de choses à dire. Aussi, puisque personne de son entourage n’est en mesure de veiller sur lui, il est placé sous la garde de Bérénice, une jeune fille un peu rebelle et perdue. Leur rencontre amènera Édouard à revisiter un passage de son histoire personnelle qu’il avait choisi d’oublier, et Bérénice, à trouver un sens à sa vie.
RÉALISATION : ERIC TESSIER
Eric Tessier est un réalisateur et scénariste québécois. Il est surtout connu pour les films TU TE SOUVIENDRAS DE MOI (2020), 5150 RUE DES ORMES (2009), LES PEE-WEE 3D : L’HIVER QUI A CHANGÉ MA VIE (2012) et sa suite JUNIOR MAJEUR (2017). Il a également réalisé plusieurs séries télé, telles que FUGUEUSE 1 et 2, POUR SARAH et plus récemment, HÔTEL.
INTERPRÉTATION
RÉMY GIRARD, JULIE LE BRETON, KARELLE TREMBLAY, FRANCE CASTEL, DAVID BOUTIN
ÉQUIPE
Production : CHRISTAL FILMS PRODUCTIONS INC.
Distribution : LES FILMS OPALE
Scénario : ERIC TESSIER et FRANÇOIS ARCHAMBAULT
Direction de la photographie : PIERRE GILL
https://rendez-vous.quebeccinema.ca/films/tu-te-souviendras-de-moi
Commentaires de Michel Handfield, M.Sc. sociologie (2023-03-10)
Édouard, professeur d’histoire à la retraite, qui est conscient qu’il a l’Alzheimer est attachant et touchant à suivre dans ce film qui balance entre des moments de lumière et de tristesse, toujours avec juste ce qu’il faut d’humour pour avoir un bon équilibre. Mais, sa femme n’est plus capable et le laisse chez sa fille. Ce sera finalement, après quelques péripéties et qui-propos, Bérénice, la belle-fille de sa fille, qui s’en occupera. Et se développera une relation particulière entre les deux.
Il est encore capable de réflexions intéressantes, notamment sur le fait que les gens sont maintenant tournés vers leurs sensations, ce qui manque de profondeur. Pour lui, on assiste à la dégradation du monde réel, les gens vivant le regard fixé sur l’écran de leur cellulaire !
Il compare d’ailleurs sa maladie à la société accrochée à ses écrans, car on vit continuellement le temps présent, chaque évènement étant chassé par le suivant. On n’a plus de profondeur, plus de mémoire, comme si ce qui était arrivé il y a une heure était déjà disparu, remplacé par un nouveau billet internet ou une nouvelle information sur un réseau de nouvelles continues. N’est réel que l’instant présent. Ce qui s’est passé en avant-midi est déjà du vieux stock que l’on a oublié au 5 à 7 ! On est collectivement dans la discontinuité permanente.
J’ai aussi vu dans ce film un clin d’œil à Denys Arcand, avec Rémy Girard y reprenant le rôle d’un professeur d’histoire. Aussi, toute l’importance de la bibliothèque en arrière-plan et les liens qu’il fait entre le passé et le présent pour nous rappeler qu’on n’est pas le peuple qui connaît le mieux son histoire ni l’histoire du monde. Cela me rappelle des scènes des Invasions barbares. (1) Qui ne se rappelle pas du passé refait les mêmes erreurs et se cherche toujours, comme pour la personne souffrant d’Alzheimer. Il y a là un message pour le Québec.
Quant au titre du film, il vient d’une chanson de Marc Gelinas, Tu te souviendras de moi, que j’ai retrouvé sur iTunes.
Note
1. D’ailleurs, dans mon texte sur Les invasions barbares, je présente mes notes de fin de texte ainsi :
« Une critique de film avec des notes bibliographiques comme un clin d’œil à
Denys Arcand qui promène sa caméra sur la bibliothèque de Rémy pour nous
montrer un titre, un livre, important selon lui. » Michel Handfield, Les invasions barbares, 21 mai, 2003, in Societas Criticus, Vol. 5 no 2 (Hiver 2003), pp. 138-142. En ligne...
À BAC : https://epe.lac-bac.gc.ca/100/201/300/societas_criticus/pdf/
Et à BAnQ : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/61248